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Comment j'en suis
venue à aimer l'Art singulier !
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Jeanine RIVAIS Critique
d'Art SOMMAIRE
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rue Traversière, 89560
Courson-les-Carrières France Tel.: (33) 03 86 41 96 13 |
Je
suis née à Gouëx, un délicieux petit village du Poitou, situé au bord de la
Vienne. Pas assez sauvage au gré de mon père qui, incapable de supporter
l'autorité d'un patron, décida de devenir "fermier". Et nous voilà
au fin fond de ce que l'on appelle pudiquement la "France
profonde", même pas un hameau, une ferme toute seule, grâce à quoi il
pouvait exercer son despotisme et sa méchanceté sur notre mère et sur nous
(entre temps, un frère était né) ! Ma soeur, une "petite
recoquette", comme on dit là-bas, naîtra quinze ans après moi. C'est
là que, à peine capable d'exprimer mes volontés, je me suis jurée de
"m'en sortir" ; et que je suis devenue indépendante. A six ans, au
soir de mon premier jour d'école, avec dans les jambes les dix kilomètres que
j'allais parcourir quotidiennement pendant des années, je savais que, comme
Madame Fougère, ma maîtresse d'école, je serais un jour institutrice.
L'horreur des chemins boueux ! La fierté d'être néanmoins chaque matin la
première dans la classe, pour "remplir les encriers", "laver le
tableau noir", "allumer le poêle" en hiver, (en somme, je
pourrais être "sortie" d'un roman naturaliste du début de siècle !)
! Pas de lumière, le soir, pour faire mes devoirs, une lampe à carbure dont
un demi-siècle après, j'ai encore dans le nez l'horrible odeur ! Mon père me
laissait faire mes devoirs, parce que, de son temps, l'instituteur, le curé,
le maire étaient sacrés. Mais il
considérait que lire était une perte de temps. J'ai donc commencé à
lire en cachette, la chaussette à ravauder sur mes genoux, le livre dessous :
J'ai lu tous les livres de la classe, mes livres de prix ; puis ceux prêtés
par un voisin (car entre temps, le fermage n'ayant pas été payé, mes parents
avaient été priés de s'en aller et nous avions atterri dans une autre ferme,
un taudis certes, mais dans le bourg !) Enfin, ceux pour lesquels je volais
de l'argent à ma mère et que j'achetais chez la buraliste. Il est facile
d'imaginer quelle littérature dispensait juste après la guerre ce genre de
magasin : Aujourd'hui, nous dirions "collection Harlequin" ! Mais
les intrigues mélodramatiques me permettaient d'échapper à la médiocrité de
mon milieu, et je les dévorais tellement vite qu'elles ont été un bon moyen
d'acquérir de la vélocité en lecture. Bien sûr, je ne saisissais pas tout :
je me souviens d'avoir écrit dans une rédaction, que la dame faisait la soupe
"dans un foetus" et je revois ma maîtresse rouge d'une colère à
laquelle je ne comprenais rien, me demander où j'étais allée chercher de
telles insanités ! J'étais pourtant bien sûre d'avoir écrit
"faitout" ! Petit
à petit, j'ai pressenti qu'il existait autre chose que ce milieu complètement
acculturé dans lequel je vivais ! J'essaie toujours d'oublier dans la foulée
l'horreur de cinq années d'internat dans un Cours complémentaire (car, pour
une fois, ma mère avait tenu tête à mon père et suivi le conseil de la
maîtresse de me "faire continuer".
Et même si, plus tard, après la mort de notre père, elle nous a
"abandonnées" moralement, ma soeur et moi pour devenir, après avoir
été celle de son mari, littéralement l'esclave de son fils, je lui serai
éternellement reconnaissante d'avoir trimé pour que je fasse des études !
(Combien de fois n'a-t-elle pas dû attendre "la foire de Lussac",
pour vendre ses lapins qui paieraient ma pension, et plus tard celle de ma
soeur ) ! Pas des études au collège, bien sûr, encore moins au lycée. Nous
étions des pauvres ! Ces lieux étaient de vagues rêves idylliques, bien loin
de la réalité de ce "C.C." tenu par deux soeurs vieilles filles !
Et d'où je ne sortais que tous les trois mois, aux vacances, parce que
j'habitais trop loin, et que le car coûtait trop cher, pour rentrer plus
souvent ! Heureusement, il y avait mon dictionnaire ! J'avais pu l'acheter,
parce qu'il était "obligatoire" ! (je l'ai encore dans un placard,
vieil ami lâchement abandonné pour des plus gros et plus complets ; mais,
jauni et décollé, toujours retrouvé avec une grande émotion, surtout lorsque
je tombe sur une feuille ou une fleur séchées entre ses pages) !J'y ai
enrichi mon vocabulaire, j'y ai acquis le goût du mot propre et original,
celui qu'on roule sur sa langue, que l'on retourne dans sa tête. J'en ai
regardé les images : Sartre a très bien décrit la fascination du Radeau de la
Méduse de Géricault sur l'esprit d'un enfant qui le voit en noir et blanc, en
tout petit, et sans contexte ! Outre ce tableau et bien d'autres, il y avait
les "planches"...: "Art africain" et ses sculptures
toutes noires, qui me faisaient rire et m'intriguaient, parce que l'on y
voyait des zizis : braver les tabous tellement forts à cette époque, était un
bonheur ! "Art indien" et ses danseuses aux multiples bras ou ce
Bouddha hiératique qui me faisait un peu peur, etc. J'ai passé avec succès
mon brevet ; l'année suivante, le concours d'entrée à l'Ecole normale. Là
encore, existait une hiérarchie : les bourgeoises allaient à Poitiers ; les
autres se répartissaient entre Niort, Tours et La Rochelle. J'avais choisi
Tours, à cause des images des châteaux de la Loire ! Nouvelle
vie, moins stricte. Etudes gratuites, aussi, moyennant un engagement décennal
! Pour moi, c'était l'idéal, j'avais enfin à portée de la main, la
possibilité de réaliser ma vocation ! L'école possédait une énorme
bibliothèque. J'ai connu "mes" classiques. Parfois, on nous
emmenait au théâtre. Un jour, on nous organisa un voyage à Paris, et pour la
première fois je suis entrée dans un musée, j'avais 19 ans : c'était le Musée
d'Art moderne ! J'étais complètement
retournée par cette concrétisation de ce que j'avais toujours deviné : qu'il
existait un monde culturel auquel je voulais appartenir ! Regarde ici !
Arrête-toi là ! Ne néglige rien surtout ! Et celui-là, n'oublie plus jamais
son nom ! ... Jusqu'au moment où le groupe est arrivé devant une toile peinte
en blanc, avec juste une petite tache noire dans un coin ! Médusée, je me
suis demandée --avec tout le respect que j'éprouvais pour la chose imprimée,
et depuis le matin, pour l'oeuvre muséale ! --comment une telle ineptie pouvait
être un chef-d'oeuvre ? Notre professeur de dessin hochait la tête, l'air
dubitatif. Sans commentaire. Finalement, nous avons continué sans un mot la
visite. Je crois que c'est ce jour-là qu'est née ma vocation pour l'art, et
que j'ai senti la nécessité absolue de ne m'attacher qu'à des oeuvres
derrière lesquelles je sentirais l'artiste, dont je vivrais la profondeur. Et
d'être impitoyable à l'égard des faux-semblants, fussent-ils à la
mode...L'Ecole normale terminée, je suis devenue institutrice : à Villeperdue,
(Villa Perdita, village à la limite de l'invasion des Arabes, en 732), en
Indre-et-Loire, tout près d'Azay-le-Rideau. (J'ai exercé ce beau métier
pendant quarante ans, et suis maintenant à la retraite.) En
1959, je me suis mariée et suis venue habiter à Nogent-le-Rotrou où est née
ma fille Rafaële. Mariée avec quelqu'un qui, d'entrée de jeu, m'a déclaré :
"Je ne sais pas ce que je ferai, mais je sais que j'aurai besoin de
temps". Incapable de chipoter, du
temps je lui en ai donné, pour ses livres et ses peintures ; de l'énergie, de
l'argent... un soutien moral sans faille ; des amitiés rattrapées, après des
querelles amorcées ou envenimées par un être super-doué, mais doté d'un
orgueil démentiel et d'un "nombril" démesuré ! (Avec le couple
Mirabelle Dors, en particulier, et Maurice Rapin, eux aussi artistes
talentueux et fondateurs du Salon Figuration Critique) Presque trente ans
dans l'ombre, avec comme seule bouée, une vie culturelle très intense :
expositions, musées, livres, la chape se faisant de plus en plus lourde
chaque fois qu'un texte critique écrit par moi était signé "Yak
Rivais", chaque fois qu'un livre choisi par moi devenait "le
sien"...Un jour, il a abandonné la peinture, parce que "cela ne
rapportait pas assez" ! Il amorçait une pente de renoncement créatif, de
petits reniements qui génèrent mesquinerie et indifférence. Il a renoncé à
l'écriture pour adultes. Pourtant, ses premiers livres avaient été des bijoux
et sans doute avait-il encore tellement de choses à dire : Du moins, je me
raccrochais à cette idée ! Il s'est mis à écrire des contes pour enfants.
Agréables, et surprenants, au début ; mais au bout de dix publications,
l'impression qu'il écrivait de sa main droite et pensait à autre chose de sa
main gauche... Tel
était bien le cas, d'ailleurs ! De sorte que j'ai décidé de divorcer ! La
solitude, les jours difficiles, je connais ! Mais dès que j'ai été installée
dans mon appartement actuel, veillant à ne céder sur rien, parce que le
moral, c'est comme un tricot, si on lâche une maille, le pull entier se
défait ; j'ai commencé à courir en tous sens, à la recherche de ces artistes
figuratifs qui me "disaient" quelque chose, sur lesquels je pouvais
projeter mon propre imaginaire et être heureuse de cette confrontation. Et
j'ai écrit à Mirabelle, lui proposant de transférer mon énergie au service de son salon ! Très féministe, elle
a bien compris la situation et parce qu'elle avait depuis des années une
vraie amitié à mon égard, elle m'a immédiatement répondu : "Jeanine,
viens, nous avons besoin de toi !" Me
voilà plongée dans un bain de Jouvence ! Entourée d'artistes avec qui j'ai
enfin pu nouer des relations personnelles ! Au fil des années, j'ai commencé
à écrire des textes sur Figuration Critique. Mon premier entretien a été réalisé
avec Philippe Aïni qui avait, à ce moment-là, les plus graves ennuis à
Flines-les-Raches, près de Douai, où il venait de créer dans l'église une
fresque que les intégristes locaux voulaient lui faire démolir ! Bref, j'ai
commencé à prospecter, à la recherche de créateurs "puissants", qui
mettaient leurs tripes sur leur toile ! Chaque semaine, j'assistais à la
réunion du groupe qui comprenait toujours une quarantaine d'artistes. Les
discussions étaient souvent âpres ! Là encore, les "égo" étaient
très prononcés ! Mirabelle avait la détestable habitude de s'enticher de ceux
qui savaient la caresser dans le sens du poil, et prenait parfois des
positions très rigoristes à l'égard de gens qu'elle ne jugeait pas assez malléables. Ayant été l'une des égéries des
Surréalistes, elle dispensait comme eux, cinquante ans après, faveurs,
dictats et évictions... Je ne sais pas composer, je ne suis pas diplomate
pour deux sous ! Alors, je partais en guerre contre ce sectarisme, défendais
bec et ongles le droit des artistes à la résistance, à l'indépendance, etc.
Ont commencé pour moi les périodes où j'étais "limogée", puis les
appels téléphoniques brûlants, où je redevenais indispensable...(Jusqu'à ce
qu'un jour, je démissionne définitivement ! ) A une
réunion où j'étais seule contre tous, et particulièrement virulente, il y a
eu Raâk, présente pour la première fois ! Elle a aimé mes prises de position.
J'ai aimé les sculptures qu'elle montrait en photos. J'avais à cette
époque-là entamé ma "carrière" de critique d'art et je collaborais
à une toute petite revue, Les Cahiers de la peinture. J'ai proposé à Raâk
d'aller chez elle voir son travail, et préparer un entretien. Sur sa table,
se trouvait un exemplaire du Bulletin de l'Association des Amis de François
Ozenda. C'est ainsi que j'ai appris l'existence de toute une frange de
création marginale, d'une floraison d'artistes à l'imaginaire tellement
inattendu, tellement riche et coloré ! J'ai envoyé aux Caire mon texte sur
Aïni, ils l'ont publié. J'étais enfin arrivée "chez moi". La
découverte de cette singularité a constitué l'événement le plus important de
ma relation intuitive à l'art. C'était la mise en mots, en images, en
relations directes, de ce que je cherchais depuis toujours ! Enfin, je
pouvais palper, concrétiser ces oeuvres psychologiques, tripales, autour
desquelles j'avais rôdé si longtemps, sans même savoir qu'elles existaient et
formaient une famille multiforme et combien passionnante ! Non
que je me mette du jour au lendemain à pratiquer l'ostracisme à l'égard de
formes d'art qui, jusqu'alors, m'avaient procuré beaucoup de plaisir !
Comment choisir --Faut-il choisir
--entre Picasso et Wölfli ? Entre Jawlenski et Aloïse ? D'ailleurs, être
"critique d'art", titre que je me suis arrogé dès que j'ai eu en
mains ma carte (gagnée grâce à la qualité de mes articles, ce dont je suis
très fière), implique (même si hélas, trop de journalistes l'ignorent
aujourd'hui !) une honnêteté intellectuelle sans faille et un éclectisme
constructif ! Un jugement esthétique
prononcé, aussi ; et la capacité de ne jamais se laisser aller à blesser
quelqu'un dont le travail, ou l'éthique vous déplaît. J'essaie d'être
toujours "l'honnête homme" tant prisé des philosophes. Par contre,
je tape du pied dans la fourmilière, parfois, lorsque certains artistes
hors-les-normes cessent de l'être, commencent à manger à tous les râteliers,
à mettre leurs pieds dans des sabots conventionnels qui me déplaisent et les
décevront forcément. Dur, dur !Mais l'avantage de la situation que je me suis
créée, c'est que je ne travaille qu'avec des gens que j'aime et que je
respecte : les Caire, devenus au-delà de la collaboration, de merveilleux
amis ; Ans Van Berkum, la conservatrice du Musée de Zwolle, et les Artieda,
créateurs d'une autre petite revue à laquelle je suis très attachée : Idéart.
Beaucoup plus petite que le Bulletin..., plus diversifiée puisqu'on y parle
de toutes les formes d'art, de livres, de cinéma, de poésie, etc. je m'y sens
à l'aise, également. Et jamais Victor n'a censuré un de mes textes, émis des
jugements contraires : s'il a de la place, il publie. Je pourrais parler avec
autant de grandiloquence du Cri d'os et des Simonomis ; de la Nouvelle Tour
de Feu et de Michel Héroult... Bref,
arts plastiques ou poésie, je suis une critique heureuse. C'est pourquoi, aux
gens qui s'interrogent sur le fait que je n'aie jamais "tenté ma
chance" dans des revues beaucoup plus célèbres, je réponds que je ne
veux subir ni la censure, ni les coupures arbitraires, ni les compromissions,
ni le copinage qui sont trop souvent l'apanage des belles revues glacées :
ici, je suis bien, j'y reste ! Autre
événement incommensurable, l'apparition dans ma vie de Michel Smolec,
débarqué, lui si timide, comme un météore ! Il avait eu aussi une chienne de
vie ! Sur nos deux ruines, nous avons bâti une merveilleuse histoire ! Issu
d'un milieu ouvrier, il avait toujours ressenti des manques, souhaité visiter
des musées, regarder des livres de peintures... Il a plongé dans mon style de
vie comme un poisson qui trouve enfin de l'eau pure ! Et pour moi, faire
quelque chose "avec" quelqu'un d'intime a été une découverte !
Souvent, au retour d'un de nos voyages dans le monde pictural, il parlait de
commencer à sculpter... Mais il lui manquait le ressort. Là encore, c'est
Raâk devenue au cours des années une amie tellement chère, une soeur, qui a
été le déclencheur. En manière de boutade, elle répétait : "Tu vas voir,
je vais le faire commencer, moi..." Jusqu'au jour où elle est arrivée
chez nous avec plusieurs pains de terre. Tous deux ont retroussé leurs
manches... Depuis, Michel s'est lancé dans une création de petites sculptures
très brutes et en même temps très sophistiquées,toujours composées de deux
personnages bifaces, avec d'autres, minuscules dans leur tête, dans leur
ventre, etc. générant des implications très psychanalytiques. Des oeuvres
fortes et belles, qui sont un enchantement dans notre existence, et l'ont
introduit sans ambiguïté et par la grande porte dans le monde de l'Art
singulier, L'Art
singulier, notre compagnon de préoccupations et de joies, désormais ! Ce texte à été publié dans
« L’amateur », N° … d’Alain et Blanche-Marie ARNEODO |