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Jeanine RIVAIS Critique d'Art |
SOMMAIRE
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AUTOUR DE
L'ŒUVRE DE PHILIPPE
AÏNI Entretien
avec PHILIPPE AÏNI (né le 22 juin 1952) D'abord peintre de hasard, le jeu devient passion,
l'urgence apparaît, l'oeuvre se développe dans un contexte de totale
solitude, de méconnaissance et de dénuement absolus. Un jour, Philippe Aïni passe dans la troisième
dimension : c'est le début d'une série de personnages très théâtraux, très
androgynes, créés à partir de bourre à matelas, qu'il appelle son
"éponge à rêves, à fantasmes" : malaxé avec de la colle, aggloméré
sur une structure de bois ou de métal, pour lui donner une posture
homomorphe, ce matériau chauffé longuement dans une étuve, devient carrément
chair. Et la peau ? La peinture, bien sûr, conçue dans des couleurs livides
qui donne à ces personnages un air malsain ! Des êtres bien vivants,
pourtant, témoins des émotions violentes, vitales, vécues par le sculpteur,
au cours de leur gestation ; si "évidents" qu'ils obligent le
spectateur à réagir (parfois violemment, comme dans le cas de sa fresque de
Flines-lez-Raches, où l'artiste fut confronté à un véritable travail de sape
de la part des bigots locaux !) Une oeuvre violente et originale, forte et spontanée !
Un artiste authentique, refusant tout classement ; poursuivant son chemin
hors du temps ! Jeanine Rivais. DIX ANS DEJA ! INQUISITION : ART, RELIGION ET...
BIGOTERIES ou LE LONG MARTYRE DE PHILIPPE AÏNI. "Une fresque n'est pas une oeuvre de fiction :
cela vit, respire, c'est avec nous, c'est en nous, aujourd'hui, c'est un don
!"(P. A. ) Voici une douzaine d'années, Philippe Aïni, résidant
alors en Normandie, était contacté par des gens de la petite commune de Flines-Lez-Raches,
près de Douai. Ils disaient "aimer son travail" : l'église
Saint-Michel était dans un état déplorable ; une association s'était créée
pour rénover le bâtiment ; une exposition était programmée, visant à drainer
vers ce lieu sacré, une foule de touristes : les organisateurs souhaitaient
son aide. Lors de la réunion de mise en projet qui eut lieu à la mairie,
Philippe Aïni proposa de créer une fresque, à condition qu'elle "reste
définitivement en place", c'est-à-dire, indépendamment des limites
temporelles de l'exposition. L'idée fut adoptée. L'artiste qui pénétra dans l'église pour repérer les
lieux ne pressentait ni le coup de foudre qu'il allait ressentir, ni les
soucis et les angoisses qui allaient bouleverser sa vie. Tout de suite, il sut
avec certitude que l'Endroit où il placerait sa fresque était une abside à
cinq pans, au fond de laquelle se trouvait un confessionnal. "Laissez le
confessionnal, je travaillerai autour", dit-il. Des mois durant, il
travailla. Dans son style tellement personnel, hors des sentiers battus, il
conçut une oeuvre très forte, de pur respect. Lui qui n'avait jamais été
croyant, offrait "au Dieu du village, une fresque construite avec toute
son âme" : un travail de 13 mètres de long sur 7 mètres de hauteur, comprenant
90 personnages. Une oeuvre pour laquelle l'artiste s'engagea financièrement
sans jamais demander le moindre centime à la commune. Pendant tout ce temps,
son seul contact avec l'extérieur fut la visite du curé et les villageois
venus commenter son travail et sa progression, et lui apporter café et
cigarettes. L'inauguration eut lieu le 21 juin 1990, en présence de
six cents personnes, parmi lesquelles le maire qui fit un beau discours, le
Conseil Municipal, les Membres de l'Association de sauvegarde de l'église et
des responsables des Monuments Historiques ; Georges Ages, Vice-président de
l'Assemblée Nationale, des journalistes, etc. Tout allait bien, pour Philippe Aïni. Bien ? A quelques
jours de là, des appels téléphoniques anonymes le menaçant de mort,
alertèrent l'artiste. Le livre d'or disparut de l'église. Des bombages
insultants parurent sur les murs autour de la fresque. "Quelqu'un"
cassa des doigts des personnages. "On" jeta de l'acide sur les
sculptures. "On" mutila Adam et Eve. "On" versa du gros
sel dans les orifices ainsi pratiqués. Pourquoi du gros sel ? Pour conjurer
le mauvais sort, bien sûr ! Sommes-nous donc au Moyen-Age ? Hélas, il semble
bien que oui ! Car rares sont les religions où, aujourd'hui encore, bigots et
intégristes ne sévissent pas ! Cette fresque "gênait" à l'évidence
ceux qui, quelle que soit l'époque, feront "toujours" partie des
censeurs ; et dont la culture sera toujours plus proche des saint-sulpiceries
que de la création originale ! Des élections approchant, la panique s'abattit sur le
village. Le maire essaya de convaincre Aïni que "parce que les gens
disaient que..." (eux qui
l'avaient si amicalement accompagné dans la gestation de son oeuvre !), il
pourrait peut-être... ? Les "supporters", face aux chantages, se firent
de plus en plus rares... Les brebis galeuses devaient avoir le bras long ou
la lâcheté activiste, car un jour parvint à l'artiste une lettre officielle
du maire de Flines-Lez-Raches, le sommant de retirer sa fresque ! Immédiatement alertées, la presse locale, FR3-Nord,
TF1... soutinrent le sculpteur, au nom du "respect de la création
artistique". Un avocat rouennais intervint. Sous l'impulsion de
Mirabelle Dors et Jeanine Rivais, les artistes du salon Figuration Critique
alors à son apogée envoyèrent à la mairie une lettre de protestation. La
fresque resta en l'état... Mais les pressions souterraines, le chantage
continuèrent. Des employés de la mairie furent menacés de renvoi ; le curé,
tancé par l'Archevêché, fut nommé ailleurs. Son remplaçant pense "comme
il faut". Après une accalmie sans doute due à l'émotion médiatique
nationale et au nombre de pétions arrivant de partout, les sommations
officielles reprirent. La tension faillit tuer Philippe Aïni qui fit
plusieurs infarctus ! Dix ans après, où en est la fresque ? Toujours en
place, ce qui est tout de même une victoire ! Mais en piteux état ! Et le
visiteur qui fera un jour un pèlerinage vers cette oeuvre violente et
originale, forte et spontanée, s'entendra dire, en allant chercher la clef
chez ce curé qui "pense" si bien : "Vous avez fait tant de
chemin pour venir voir "ça" !" Il faut pourtant continuer d'y aller, comme l'on va à
la fontaine un jour de grand soleil ! Pour le caractère sacré dont rayonne cette oeuvre, malgré les avanies et
la pénombre ; et puis pour soutenir dans sa résistance, un créateur devenu
symbole de ceux qui, trop souvent, de par le monde, sont crucifiés à cause de
leur insoumission ! Jeanine Rivais. Heureusement, des gens continuent de s'intéresser à
Philippe Aïni : le 10 novembre 2000,
dans le cadre d'une importante exposition d'oeuvres récentes, vient d'être
inaugurée "La Maison Aïni", une vaste pièce de la Galerie des
Singuliers. Souhaitons à ce lieu longue vie et large audience ! Galerie Les Singuliers, 138 boulevard Haussman 75008
Paris. TEL : 01.42.89.58.38. Du lundi au vendredi, 13h à 19h. E-mail :
LESSINGULIERS @wanadoo.fr PHILIPPE AÏNI : UN ARTISTE MAUDIT ? Entretien
avec Jeanine Rivais Jeanine Rivais : Philippe Aïni, depuis quand
pratiquez-vous la sculpture, et quel itinéraire avec-vous suivi ? Philippe Aïni : Je pratique la sculpture et la
peinture. J'ai commencé par la peinture en a-plats. Puis je suis venu au
relief. Et, du relief, je suis passé à la sculpture. Cette progression m'a
semblé naturelle, qui me permet de donner vie aux personnages du tableau. Je
crois que c'est le rêve de tout peintre, de tout sculpteur : claquer du doigt
et faire émerger ses personnages, les voir se mettre à marcher ; en
définitive, se créer un monde, "son" monde, parce qu'il est mal
dans l'autre ; avoir "son monde personnel", au moins dans son
atelier ! J. R. : Quelle formation artistique avez-vous suivie ? P. A. : Aucune, et j'en suis heureux. J'ai pu ainsi
faire ce que je souhaitais profondément, sans dériver vers des influences ou
des formes d'art déjà explorées. Je crois que quelqu'un qui sent en lui le
besoin absolu de créer, doit arriver "vierge" à cette création.
Sinon, il ne sera qu'un pâle imitateur ! J. R. : Justement, j'allais vous demander quelles
rencontres avaient marqué votre parcours, quelles influences éventuellement,
quelles écoles, et quelle est votre conception de la sculpture ? P. A. : Les rencontres ont été peu nombreuses. Bien
sûr, j'ai rencontré des gens,
Fraisseix par exemple, Cérès Franco, les membres de Figuration Critique,
certains peintres avec lesquels j'ai des affinités -de langage, pas
d'expression de travail-. Ces gens ont aimé mes oeuvres. Ils ont su en
parler, et parler de l'art en général, c'était important. Ils ne venaient pas
pour me dire : "Il faut faire ceci, tu dois faire cela" : ils
venaient regarder mon travail, tout simplement ! Des écoles ? Des influences ? Non ! Je me refuse à
aller dans les musées. Bien sûr, je suis obligé d'aller à certaines
expositions et voir ce qui m'entoure. Je regarde, mais c'est comme un mur qui
tombe ; et je refuse de retenir ce que je vois. Certaines oeuvres me
touchent, mais j'arrive toujours à m'en détacher très vite, à rester
moi-même, parce que mes motivations sont tellement personnelles, particulières
; qu'elles ne peuvent jamais être celles des autres. Je tiens à conserver ce
recul, il est vital pour moi. J. R. : En
somme, vous récusez toute forme de culture qui pourrait influencer votre art?
P. A. : Je ne suis pas contre la culture en général. Que
les gens se cultivent est important. Mais je dois avoir une sensibilité
exacerbée, parce que certaines de mes lectures m'ont trop violemment choqué !
Si un livre vous explique ce que vous êtes en train de créer, c'est déjà un
échec. Je crois que l'honnêteté consisterait à dire aux gens : "Je veux
vous apprendre ce que je sais, mais je ne suis pas sûr de détenir la vérité.
L'important est que vous ayez vous-mêmes envie de faire quelque chose".
Personne ne peut supporter l'idée d'être stérile ! Il me semble très
important de penser qu'on peut parvenir à tout créer soi-même, et en
particulier la vie. En ce qui me concerne, j'ai envie de créer comme une
femme, avec mon ventre, avec mes tripes. C'est pour cela que tous mes
personnages sont très androgynes, mi-hommes, mi-femmes. La création m'apporte
un bonheur, une souffrance très violents, que je suis seul à ressentir. Le
reste est pour moi "du cinéma" ! La culture n'a donc rien à voir avec l'art, si on a en
soi le désir de parvenir à l'art absolu ! Cela peut paraître très
prétentieux, très égocentrique, mais je crois que le talent est insuffisant :
il faut avoir du génie. Si l'on se contente de talent, il est impossible
d'arriver à des sommets où seul le génie peut vous hisser. En y aspirant, on
peut alors devenir le Créateur. Si un artiste ne ressent pas en lui, quand il
crée, l'envie de devenir Dieu, il n'ira jamais à l'essentiel... J. R. : Etre sans arrêt au bout de ses possibilités, en
fait ? P. A. : Tout à fait ! Sans cela, il n'y a pas d'art,
pas d'avancement vers "autre chose". J'ai envie d'être un jour
riche et célèbre, je le dis sans aucun complexe, mais je sais que ce ne sera
pas gratuit ! Chaque fois que je commence une sculpture, je l'aborde du plus
profond de moi-même : le travail compte, et la matière est tellement
importante ! "Ressentir" quelque chose, c'est arriver à réaliser
"sa" propre peinture, "sa" propre matière. En moi, je
vois très bien comment doit être cette matière, je tends de toutes mes forces
à y parvenir. Y arriverai-je un jour ? Je ne sais pas, mais je le veux ! J. R. : Justement, parlons de la façon dont vous
essayez d'y parvenir. Pour réaliser vos oeuvres, vous employez de "la
bourre" qui est par excellence un matériau d'artisan, plutôt grossier.
Pourquoi ? P. A. : Pas du tout ! La bourre à matelas est tout à
fait noble ; parce que, dans le contexte où je travaille, je l'appelle
"l'éponge à rêves", "l'éponge à fantasmes". Je me suis
toujours posé la question : "Où passent nos rêves, quand nous dormons ? Où
partent-ils ?" Il n'en reste, au réveil, qu'un vague souvenir. Il est
vrai que nos rêves sont souvent des situations délicates, difficiles, dans
des décors extravagants. La seule réponse possible est le matelas. Alors, un
beau jour, sans complexes, j'ai ouvert le mien et j'en ai retiré la bourre. J. R. : Et vous avez tout de suite trouvé vos rêves ? P. A. : Tout de suite ; mes rêves, mes visions, mes
envies, les mille pensées que j'avais étant enfant. Mais je n'ai pas voulu
travailler seulement avec mes rêves. J'ai commencé à utiliser les matelas de
l'école de jeunes filles où j'habite. Pensez à tous les fantasmes contenus
dans ces matelas ! Ils sont pour moi une source inépuisable de formes, de
rêves nouveaux, chaque dormeur ayant des pensées différentes des autres. J'en reviens à l'idée que la création vous fait Dieu.
Quand je prends de la bourre à matelas, je prends les rêves des gens, mes
propres rêves. Quand j'enduis cette bourre de colle et que j'arrive (moments
très importants) à lui communiquer la chaleur de mon corps, je crée
véritablement un personnage, un être. Bien sûr, la structure de bois ou de
métal n'est qu'un squelette, mais la bourre devient carrément de la chair.
Tout cela sèche dans une étuve pendant trois jours. Quand je le sors, je
colle "la peau dessus", c'est-à-dire la peinture. Si je ne parcours
pas cette démarche progressive de gestation, je ne peux pas travailler, je ne
parviens pas à un sentiment de création... J. R. : D'osmose entre vous et vos personnages ? P. A. : Tout à fait. Tout en sachant que... J. R. : Que vous n'êtes pas le docteur Frankenstein
qui, lui, réussit à faire vivre ses personnages ? P. A. : Mais je n'ai pas la prétention d'être docteur !
J'ai celle d'être Dieu ! Je ne soigne pas, je crée ! Mes personnages
arrivent, ils sont sans ambiguïté ; peut-être sans parole, peut-être sans
mémoire, mais bien présents, bien vivants ! J. R. : Justement, pour traduire cette vie, vous
peignez vos sculptures. Les couleurs peintes sont la plupart du temps
livides, blafardes, pour employer une expression populaire, "des
couleurs malades". Pourquoi ? P. A. : L'expression "couleurs malades"
impliquerait qu'elles veulent guérir. C'est vrai que les couleurs peuvent
paraître livides, mais mes personnages n'ont pas l'air malsains ! Ne croyez
surtout pas que je sois sur la défensive, mais je les trouve bien vivants
comme ils sont là ! Je trouverais sympathique qu'ils soient considérés comme
réels. Je vois des gens qui leur ressemblent, dans des lieux publics comme
les Allocations familiales, les hospices... Observez les gens qui regardent
une vitrine : à un moment, sans qu'on sache pourquoi, ils font une grimace,
ils ont un rictus sur le visage. Moi, je le capte ; j'ai vraiment
l'impression de voir mes personnages en mouvement. Ma peinture est exactement
comme les gens, mes personnages ont la même trogne qu'eux, la même
"gueule", comme on dit au cinéma de certains individus qui y sont
mis en action ! Alors, blafards ? Oui, c'est vrai que les gens sont
blafards ! J. R. : Par ailleurs, les titres de vos sculptures me
semblent assez "militants" (Monument aux morts des guerres futures
; La famille ; etc.) Etes-vous d'accord sur ce mot "militant" ? Est-ce une façon d'exprimer que l'artiste doit
s'exprimer dans la vie ; être le gardien du souvenir, de la morale, de grandes
valeurs comme l'écologie, la paix... ? P. A. : Si l'on crée, ce n'est pas pour détruire ! Dès
l'instant où l'artiste apporte l'image, peut-il être le gardien de quelque
chose ? Je ne sais pas ; je ne me pose pas toutes ces questions quand je
travaille ! Peu de choses entrent alors en ligne de compte. Si l'oeuvre d'un
artiste atteint les gens, c'est que, probablement, il est proche d'une
réalité. Mais, contrairement à la télévision, je ne mets dans mes oeuvres
aucune violence... J. R. : Je ne parlais ni de violence ni de provocation,
seulement d'être le garant de la vie et des valeurs morales... P. A. : Garant, oui, mais d'autres valeurs : le respect
de la personne ; le désir de dire aux gens que j'existe ; le besoin absolu de
leur transmettre ce que je ressens... Alors, garant des valeurs civiques ? je
ne sais pas. Je ne crois pas. J. R. : Ayant vu des oeuvres de vous dans diverses
expositions, je vous définissais comme un artiste très proche de l'Art brut.
Et je pensais que vous auriez votre place à Lausanne ou à la Fabuloserie. Or,
vous semblez farouchement opposé à cette idée. Pourquoi ? P. A. : Je vis aujourd'hui, j'existe, je m'appelle
Aïni, je suis avec vous. Je réalise des oeuvres que je considère comme de
l'art. Quel art ? Je l'ignore. Mais un terme me choque particulièrement,
c'est "Art brut" : je crois que l'art brut n'a jamais existé ; que
c'est une notion totalement erronée, puisque, apparemment, c'est l'art des
hôpitaux psychiatriques... J. R. : Pas seulement. C'est aussi celui de gens perdus
de solitude dans le fond de leur campagne, malades du mépris de leur
entourage...Disons que c'est l'art de non-professionnels qui, à un moment
donné, n'ont plus été capables de se contenter de leur vie au jour le jour.
Ils ont alors essayé de se créer un monde imaginaire, avec des moyens souvent
très rudimentaires parce que la plupart étaient très démunis ; en tout cas
avec les moyens de leur cercle de vie immédiat. P. A. : Mais par rapport à la culture, ce titre est
trop limitatif. Si j'accepte l'idée que "je fais de l'art brut", je
vais m'y cantonner. J'arriverai très vite au bout de cette définition ; je
n'aurai plus le choix de chercher ailleurs, autrement, d'évoluer vers une
création plus puissante.. La peinture n'a ni fond ni sommet. L'Art brut, ou tout
autre terme donné à l'art, sont des couloirs dans lesquels quelques
spécialistes nous classent. Je refuse ce terme parce que l'art brut se limite
à soi, n'a pas de culture, pas d'attaches, pas de références. Ne pas avoir de
références pour créer ne saurait me déplaire. D'ailleurs, comment être,
aujourd'hui, un peintre d'art brut ? Vous sortez dans la rue, des milliers
d'affiches vous agressent, vous passent devant les yeux : comment y rester
insensible ? Les moyens médiatiques, le cinéma ne nous permettent plus de
rester vierges. Par ailleurs, le terme "brut" me semble insuffisant
: je ne suis pas influencé par la peinture des autres ; mais j'ai un cadre de
vie, je respire, je sors, je rencontre des gens. La seule influence que
j'accepte, c'est celle de cet environnement. J. R. : Vos oeuvres suscitent toujours des réactions
absolues : on est tout à fait "pour", ou tout à fait
"contre". Quels arguments vous donnent vos détracteurs ? Vos
admirateurs ? P. A. : En définitive, ils n'ont pas beaucoup d'arguments.
Simplement qu'ils aiment ou qu'ils n'aiment pas ! De toute façon, ce n'est
pas très important : je crée, j'en retire un certain bien, mais je ne peux
tenir compte de leurs réactions. Il est exact que mon travail suscite plus de foudres
que de lauriers. Cependant, certaines personnes sont très enthousiastes. Et
tous, sont profondément "remués". J'ignore pourquoi, je ne le fais
pas volontairement. Comment pourrais-je "avoir la volonté"
d'exprimer pour eux ce que je ressens et le leur communiquer ? C'est pour
essayer malgré tout de le faire que je suis présent à chaque vernissage de
mes expositions ; pour leur dire : "J'ai vécu intensément, j'ai ressenti
des émotions violentes, vitales, j'ai dépassé des sommets". Mais tout
cela se situe extérieurement. Pour être bien compris, il me faudrait, au
moment où je peins, entrer "dans" les gens, enfermer en moi
plusieurs personnes afin qu'elles ressentent la même chose ! Mais, si je peux
me préoccuper d'elles au moment où le "résultat" de mon travail est
sur les murs, il est impossible qu'elles soient présentes dans ma tête au
moment où je peins. Car, ce que je ressens est parfois à la limite du
supportable, même si c'est très stimulant ! Il n'y a aucun sado-masochisme
dans ces sentiments. Mais la souffrance est proprement intenable quand je ne
parviens pas à exprimer ce que j'ai en moi ! Le reste du temps, je suis bien
"dans" ma matière, "bien" dans ma bourre ! Par contre, j'ai besoin du public pour continuer à
faire vivre mon oeuvre. C'est pourquoi il est important de vendre : quelqu'un
m'achète-t-il un tableau, ou une sculpture ? Il continue à le faire vivre,
parce qu'il jette dessus un autre regard. Mon fantasme devient le sien,
différent, bien sûr ! Cette idée me permet de vivre plus sereinement, me
donne de la force. J. R. : Parlons maintenant d'un problème auquel vous
êtes confronté depuis deux ans : la fresque de l'église Saint-Michel à
Flines-lez-Raches. Racontez-nous ce qui vous est arrivé, à propos de cette
fresque. P. A. : Un jour, des gens sont venus chez moi et m'ont
invité à participer à une exposition dans l'église de ce petit village, situé
à une quinzaine de kilomètres de Douai. Ils disaient aimer mon travail.
C'était pour eux important de faire entrer l'art contemporain dans cette
petite église : il s'agissait de la revaloriser, d'y attirer du monde. Je
n'étais pas très enthousiaste, au départ, parce qu'en règle générale, je ne
supporte pas d'exposer avec d'autres artistes. Finalement, je suis allé
visiter l'église. Et dès que j'y suis entré, j'ai été littéralement happé par
une chapelle à cinq pans ! Les organisateurs m'ont proposé de faire une
fresque. J'ai dit : "Si vous avez toutes les autorisations, je suis
d'accord. Donnez-moi cette chapelle. Vous pouvez laisser le confessionnal, je
ferai la fresque autour". J. R. : Lors d'une réunion de Figuration Critique dont
vous faites partie, vous avez dit que "sans savoir si Dieu existe, vous
aviez fait cette fresque de toute votre âme, et l'aviez offerte au Dieu de ce
village". Que représentait pour vous la réalisation de cette oeuvre de
13 mètres de long sur 7 mètres de haut, comprenant 90 personnages, dans un
lieu à la fois consacré et historique? P. A. : De tout temps, j'ai eu envie de travailler dans
une église. J'ai été élevé dans la tradition catholique. Je n'y croyais
pourtant pas trop, j'avais toujours eu tendance à douter, car les
explications reçues me paraissaient peu convaincantes. En travaillant pendant
deux mois, jour et nuit dans cette église, j'ai eu vraiment l'impression
d'être dans un lieu habité. J'étais en parfaite harmonie avec lui. Pendant
que je créais cette fresque, j'étais calme, serein, sans aucune appréhension
quant à sa réussite ! Dès le départ, la vision de l'oeuvre a été tellement
forte, spontanée, que je n'ai fait aucune erreur : j'ai posé mes personnages
sans prendre la moindre mesure. Tout était clair et facile. Quand vous
travaillez dans cette ambiance, tout seul dans une église, avec de temps en
temps quelques personnages venus vous parler, vous offrir un café ou vous
apporter des cigarettes, vous vivez des moments très importants. L'église
était devenue mon atelier où je me sentais parfaitement chez moi ! Rendez-vous compte : moi qui, dans ma création, veux
être Dieu, j'étais sans arrêt en conversation avec un autre dieu que moi !
Cela m'a aidé à accepter l'idée que je ne le serai jamais ; mais que je
pouvais créer comme lui ! Quand, pendant deux mois on vit cette expérience,
on n'en ressort pas sans une réflexion nouvelle, sans être devenu autre.
C'est purement extraordinaire ! J. R. : Dans cette période où les artistes ont beaucoup
de mal à vivre, vous avez fait cette fresque bénévolement. Elle vous a même
personnellement coûté de l'argent. Quels arguments avaient employés les
commanditaires pour que vous fassiez un don si généreux à l'église de ce
village ? P. A. : Ils n'ont eu besoin d'aucun argument ! Comme je
l'ai dit, le fait de travailler dans une église signifiait pour moi signer un
pacte avec Dieu pour la postérité. C'était un peu m'immortaliser. Quand on
parle de "don", quand on fait un don à "Dieu", ce n'est
pas un billet de banque aussi important soit-il qui peut acheter votre oeuvre
: aucun terme d'argent ne doit entrer dans ce travail. Un tel marché m'aurait
paru faux au départ ! J. R. : Qui étaient ces commanditaires ? Ont-ils
réalisé l'importance que revêtait pour vous cette oeuvre ? Ont-ils apprécié
la valeur du don artistique et moral que vous avez fait à cette église ? P. A. : Je ne sais pas. Les gens se rendent
difficilement compte de ce que représentent deux mois de travail dans un état
de concentration intense. Ne ressentant pas ce que ressent l'artiste, ils ne
peuvent pas évaluer le don qu'il leur fait. Mais ce n'était pas un problème.
Tout était tellement clair dans ma tête qu'aucune explication n'était
nécessaire. Tout s'organisait de façon limpide, sans que j'aie l'impression
d'être un illuminé ; ou d'avoir été désigné par le doigt de qui que ce soit !
J. R. : Un jour, cette fresque a été terminée ; et
inaugurée officiellement. Racontez-vous cette journée d'inauguration. P. A. : Cette fresque a été inaugurée le 21 juin 1990 ;
en présence, bien sûr, des membres de l'Association qui me l'avaient
commandée et qui prenaient en main les destinées de l'église ; et de Monsieur le Maire de Flines-les-Raches. Etaient
aussi présents des responsables des Monuments historiques ; des maires
d'autres communes ; le Vice-président de l'Assemblée Nationale, Georges Ages
; des journalistes, etc. J. R. : Les gens du village étaient-ils là, eux aussi ? P. A. : Oui, bien sûr, puisqu'il y avait, à cette
organisation, entre cinq et six cents personnes ! J. R. : La fresque inaugurée, commencent vos ennuis :
d'abord des dégradations diverses... Faites-nous le récit des difficultés
auxquelles vous avez dû faire face, depuis des mois, du fait de cette fresque
? P. A. : Le travail à peine terminé, quelqu'un a
commencé à casser des doigts des personnages, à jeter des acides sur les
peintures, mettre du gros sel dans les trous... J. R. : Mais pourquoi du gros sel ? Que peut-il faire
aux sculptures ? P. A. : C'était pour conjurer le mauvais sort... J. R. : Il s'agit donc de pure superstition ? P. A. : Je pense que c'est cela. Ils ont arraché, par
exemple, les fesses d'Adam et d'Eve, pour y jeter ce sel. Comme j'ai de
l'humour, au début cela m'a paru assez drôle ! Puis sont venus les
"bombages" : Ces individus
ont "bombé" tous les regards, puis le corps d'Adam. C'est
invraisemblable, parce que les personnages ne sont pas nus ! Ils sont
recouverts de bourre. Le problème est en fait dans la tête des vandales. Ils
ont cassé, arraché... Le bas de la fresque a été sérieusement endommagé. Sur
le sol de l'église, ils ont écrit "à vendre". Ils ont volé le livre
d'or... Mais ce n'est pas le fait de la population, il
s'agit-là d'une minorité ! Pourtant,
je n'ai reçu aucune réponse, quand j'ai déposé plainte. Je l'ai
d'ailleurs fait sans conviction, parce que j'étais écoeuré par ces actes
gratuits de vandalisme. Je l'ai fait uniquement parce qu'on m'a conseillé de
le faire. Je n'ai jamais eu les résultats de l'enquête. Les dégradations se sont répétées pendant environ six
mois. Après la deuxième plainte, j'ai observé une accalmie, ils ont cessé de
casser et de détruire. Mais la puissance de la fresque faisait son oeuvre. Des
tensions se sont créées autour d'elle. J'en ai eu des échos. Et au bout de deux ans, je viens de recevoir une lettre
du maire de Flines-lez-Raches. Sa teneur est d'autant plus incroyable
qu'avant de commencer cette fresque, j'étais allé à une réunion de la mairie
du village ; et j'avais bien précisé que si je faisais cette oeuvre, c'était
pour qu'elle reste dans l'églisead vitam eternam. Sinon, je ne l'aurais
jamais faite ! Je rentrais dans cette église pour la postérité ; et une
postérité d'un ou deux ans ne m'intéresse pas ! Cette lettre du maire -membre de l'association de
sauvegarde de l'église- stipule (tout en reconnaissant que le but visé,
attirer des visiteurs, est atteint) que je dois purement et simplement
enlever ma fresque ! Ou, éventuellement la mettre ailleurs ! Or, une chapelle à cinq pans est rarissime. Et il est
impossible de déplacer cette oeuvre. Surtout, je n'en ai pas envie ! Je ne
veux ni sortir mon travail de ce lieu, ni que d'autres gens le sortent.
D'ailleurs, même s'ils essaient de retirer la fresque, ils ne le pourront
pas, parce que j'ai "construit solide" ! J'ai bâti pour durer. Il
est pratiquement impossible de l'enlever, de retrouver les vis ou les
structures qui sont à l'intérieur des sculptures. Il faudra donc les détruire
si l'on veut sortir les plaques placées derrière. On ne peut ainsi que
détruire l'oeuvre entière ! Durant tous ces mois, ces problèmes m'ont beaucoup
perturbé, parce que je ne comprenais pas le sens de ces dégradations. Mais,
depuis la réception de cette lettre, je suis totalement écoeuré. J'étais prêt
à renoncer, mais des amis m'ont remonté le moral, m'ont incité à aller
jusqu'au bout de cette affaire, à garder la preuve que j'avais réalisé
quelque chose de bien. Et je suis décidé à le faire. Je ne veux pas qu'on
enlève cette fresque. L'enlever serait pour moi, même si cela peut paraître
exagéré, me priver de ma postérité. J. R. : De nombreux artistes, dans toutes les formes
d'arts, sont actuellement en butte à des problèmes de censure, au nom de la
morale. Qu'en pensez-vous ? P. A. : Dès qu'une oeuvre, quelle qu'elle soit, suscite
ce genre de réaction, il y a lieu d'être inquiet. Les problèmes de
conscience, de morale... sont dans la tête des gens. Leur sectarisme les
empêche d'accepter ce qu'ils ne comprennent pas. Dans mon esprit, rien de
vicieux ne transparaît : une oeuvre que l'on fait pour Dieu ne peut être
empreinte de corruption ! La preuve, c'est que je n'ai pas été foudroyé sur
l'échafaudage, que je n'ai eu aucun accident! Je trouve en tout cas inhumain de se renier ainsi, de
ne pas assumer des engagements ; de faire des promesses sans avoir conscience
de la profondeur de l'investissement de l'artiste ; et de risquer pour de
fausses et de mauvaises raisons de le blesser à mort ! C'est en de pareilles circonstances que l'on se rend
compte combien les soi-disant amateurs d'art contemporain (mais sans doute en
a-t-il été de même à toutes les époques) sont trop souvent sectaires : ils ne
connaissent pas, donc ils condamnent. Ils érigent ou laissent ériger une
barrière. Ils ne se donnent même pas la peine de regarder avec leur coeur, et
bien souvent ils ne regardent même pas avec leurs yeux ! Il faut comprendre qu'une peinture, ou une sculpture,
cela "existe", que ce n'est pas une oeuvre de fiction ; que cela
vit, respire, que c'est avec nous, aujourd'hui, que c'est un don ! Entretien réalisé en juillet 1992 dans l'église de
Flines-les-Raches et dans l'atelier de Philippe Aïni. De
larges extraits de cet entretien ont été publiés par les Cahiers de la Peinture
et par le Bulletin de l'Association des Amis de François Ozenda. |
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la Galerie les Singuliers Frédéric
Roulette et Guy Tzifkansky vous prient d'assister à l'inauguration de
l'exposition de P h i I i p p e A I N I "
Ivre " (Peintures) du
10 novembre au 11 décembre 2000 Vernissage vendredi
17 novembre de 18h30 a 21h Nocturne
jusqu'à 21 mercredi
6 décembre Inauguration
de la "Maison AINI" située
en fond de cour de la galerie 138, bd Haussman 75008 Paris. Tél. 0142 89 58 38 - Fax 0142 56 31 50 - Métro Miromesnil. Du
lundi au vendredi de 13h à 19h et sur rendez-vous. E-mail: lessinguliers@wanadoo.fr |